Synopsis / Démarche

Le chant des hippocampes

Après un traumatisme crânien, suivi d’un coma de 24 jours, Cathy s’est réveillée dans un corps dont elle a dû tout réapprendre. Marcher, manger, parler, se souvenir… « Cette fille, je courrais après, sans espoir, et j’abandonnais ses rêves. La peinture m’a aidé à survivre. Elle m’a redonné une image de moi-même que je puisse accepter. »

Le pire. Ce n’est pas le noir et blanc. Ni les yeux baissés, ni la jeunesse, ni la féminité, ni la grâce bien sûr. Et ce n’est pas le temps non plus. Pas seulement les  années écoulées. C’est comme je la regarde.

Depuis le 5 juillet 1980, une sœur est perdue. Je pourrais dire morte. Celle que j’ai connue avant l’accident a vraiment disparu. Son corps,  ses expressions,  sa personnalité, tout a disparu. La fillette de 12 ans que j’étais n’a plus rien reconnu. Rien du tout.

 Une nuit, en rêve, quelques semaines après son accident,  loin de l’hôpital où elle était prise en charge depuis le début de l’été,  j’ai vu ça. Une apparition.  J’ai vu comme si j’y étais ce qui est écrit dans ce rapport de neuropsychologie auquel j’ai accès aujourd’hui, qui mentionne : «Cathy est gênée par une sonde gastrique. Elle est attachée au fauteuil par un drap sous lequel du reste elle glisse et adopte parfois une position fœtale. Elle est très lente et rapidement fatigable. La communication est pour l’essentiel gestuelle (affirmation/négation par un mouvement des yeux) »

 

Après 8 mois d’hospitalisation, c’était une autre.

 

A 12 ans, je savais ce que voulait dire cérébrolésé, liquide céphalorachidien, coma profond, état végétatif, sonde gastrique et urinaire, rééducation fonctionnelle, aphasie, hémiplégie, amnésie, aire de Broca, hypophyse, hippocampes…

L’hippocampe à lui seul a fait sauter les verrous de l’enfance. Ce petit cheval marin, dans son galop, a pulvérisé le monde solide que les enfants rêveusement arpentent.

Depuis  la chambre d’hôpital où je voyais Cathy, de ce point de vue,  le petit cheval de mer prenait un air nouveau. L’hippocampe des neurosciences ne vit pas dans les eaux tempérées ou tropicales mais demeure dans les lobes temporaux du cerveau. Il harmonise la navigation spatiale. Il contrôle le processus de la mémoire. C’est un passeur. Il fait migrer les événements vécus vers la création de nouveaux souvenirs. Il aide à fixer des perceptions, des émotions, des sensations multiples, en une séquence cohérente, un moment de vie indélébile que l’on pourra  plus tard faire remonter à la conscience. Il est là, au rendez-vous de tous les apprentissages pour tous les moments de la vie.

C’est lui,  ce petit cheval blessé jusqu’au sang dans le cerveau de Cathy,   que j’entends pleurer quand elle parle. Pleurer, chanter… Dans sa difficulté à retenir ce qui vient d’être dit, ce que l’on a décidé de faire aujourd’hui, ce que l’on fera demain. Dans les efforts qu’elle déploie pour organiser tout ça, combler les manques, suivre le sens de la conversation. Dans les questions qu’elle pose plusieurs fois à l’identique pour raviver le présent, chercher des traces, des indices, des signes… et elle parvient à  tenir les rênes de cette mémoire échevelée !

Un hématome  jamais résorbé est toujours dans sa tête. Elle vit avec. Le monde extérieur vient  s’y échouer parfois. Rien n’est stable, ni définitivement fuyant. Des choses s’inscrivent et se retirent comme les marées. Son humour et ses facultés d’analyse font contrefort, mais quelque chose est différent.

Cathy ne peut pas vivre seule. Outre les séquelles physiques qui l’empêchent de réaliser certaines tâches et de se déplacer facilement, sa relation au temps est compliquée. Mémoire  marécageuse qui s’ignore. Conscience parcellaire de ses méandres.  Cathy est restée l’aînée.  J’ai flotté au gré de ses métamorphoses. A 19 ans, elle fut ce bébé que notre mère a dû nourrir, laver, habiller, soigner, accompagner, veiller 24h sur 24. Elle est sortie d’un chaos primordial où tout se mélangeait pour marcher de nouveau sur la terre des vivants. J’ai grandi avec ses victoires et ses régressions, sa tyrannie, sa lenteur, sa force, son agressivité, ses terreurs, son amour de la vie, la place centrale et explosive qu’elle a occupée dans la famille et sa douceur, sa créativité,  le rayonnement qu’elle dégage, comme si cet accident en la privant d’une vie normale (enfants, métier, vie de couple)  l’avait  sauvé de quelque chose… de cet ordre social peut-être, mais aussi de ses propres « démons », dit-elle. C’est son mystère !

Pendant des années, j’ai vécu à ses côtés. Jamais le terme de handicap ne fut prononcé. Pas d’institution pour Cathy. Une bataille en famille pour faire sortir cette Eurydice des enfers. Et c’est à ce prix. Sans se retourner. Mais ce fut souvent impossible. Inacceptable de ne pas la retrouver telle qu’elle était avant l’accident. C’est à ce prix que j’ai pu rencontrer réellement aujourd’hui celle qui jongle avec les secondes et les jours, les lacunes et les ruses et vit sa vie à travers la peinture.

Du déni le plus tenace jusqu’à l’acceptation d’une vie nouvelle, 40 ans ont passé.

Ce film ensemble dérange, confond, brouille les limites de ladite normalité, et c’est peut-être ce que Cathy n’aura cessé de m’apprendre, cette forme d’empathie, finalement d’attirance pour les existences un peu en marge, un peu décalées qui dans ce pas de côté, par cette vision de biais, trouvent dans l’ordinaire des secondes sublimes qu’elles ne se privent pas de contempler, et que j’ai goût de transmettre.

Année

En cours de réalisation

Réalisation

Nathalie Vannereau

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